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L'horloger du Kremlin

Michel Fréret Roy • 22 septembre 2018


Il était une fois, en ce printemps 1883, le Tsar de toutes les Russies, Alexandre III qui souhaitait moderniser l’horloge monumentale de la principale tour du Kremlin à Moscou, s’était mis en tête , ô surprise, de faire appel à un horloger français ou plutôt , en l'occurence, helvético-normand.

La fameuse « Spasskaïa », Tour du Sauveur, qui doit son nom à l’icône du Christ installée au dessus de sa porte en 1648, abrite en effet la plus belle et impressionnante horloge au monde, en ce XIXème siècle. Cette tour magnifique, située face à la basilique Basile-le-Bienheureux sur la Place Rouge est aussi l’entrée d’apparat du Palais du Kremlin, résidence du Tsar. Le carillon de l’horloge qui sonne l’hymne impérial, est certes à son goût, mais l’horloge vieillotte, retarde beaucoup trop et il est temps de la remplacer. Il est vrai qu’installée il y a plus d’un siècle, la troisième horloge de la tour a fait son temps.

Le Tsar Alexandre III, que rien ne prédisposait à être empereur, est, contrairement à son père Alexandre II, pro-français et a entendu parler de ce brillant horloger qui en 1860 a mis au point sa première horloge monumentale. Sa notoriété a dépassé les frontières de la France. C’est l’un des fidèles du Tsar, le peintre russe Alexey Bogoliubov, de l’académie Impériale des Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg, ancien militaire et peintre renommé de retour d’un long voyage en Normandie qui a découvert l’horloger de Sainte Austreberthe, le recommandant chaudement au Tsar, d’autant que, parmi les ancêtres de l’horloger, apparaît le Duc de Lorraine et roi de Pologne Stanislas Leszczynski !

Le 26 avril 1883, l’ambassadrice spéciale du Tsar Alexandre III, la jeune princesse Anastasia Romasheva, est arrivée au coucher du soleil sur les hauteurs de la ville aux cent clochers, accompagnée de son amie d’enfance et demoiselle de compagnie la comtesse Dashulya Nevostrueva. Les deux jeunes femmes âgées d’une petite vingtaine d’années, sont toutes deux originaires d’Ekaterinburg, capitale de l’Oural qui porte le nom de l’impératrice Catherine. Elles sont aussi complices que leur physionomie est différente : Anastasia ou Nastya est une ravissante et fine petite brune-auburn aux cheveux mi-longs, un visage fin au charmant minois toujours éclairé d’un sourire malicieux, l’œil vif toujours en éveil. Dashulya ou Dasha est une pétillante grande blonde élancée aux cheveux longs, clairs comme les blés, son joli visage aux pommettes saillantes et au teint très pâle, arbore souvent une expression pensive voire un brin mélancolique, qu’un bon mot éclaire immédiatement d’un délicieux et irrésistible sourire… Les deux jeunes femmes au charme slave incontestable n’ont pas été livrées à elles-mêmes puisqu’elles sont accompagnées de leur chaperon, le peintre Alexey Bogoliubov et d’une escorte de cosaques de la garde impériale du Tsar de toutes les Russies. Nastya a persuadé le Tsar qu’elle était l’âme de cette ambassade et qu’elles ne pouvaient que lui ramener la nouvelle horloge du Kremlin, et cette expédition, au coeur de cette florissante et verte vallée normande, sise entre Rouen et Le Havre, poursuit ce seul but. Le Tsar, amusé et conquis a accepté le challenge.

Henri Roy, la cinquantaine, grand et mince, porte beau. Ses cheveux poivre et sel sont plutôt longs dans l’esprit romantique de son époque, son visage presque émacié est expressif, un nez fin, un grand front, un air un brin austère, lui donnent une forte personnalité. C’est un homme innovant. Il a surpassé son père Abraham-Henri, horloger venu de sa Suisse natale, de Couvet, dans le canton de Neuchâtel et qui s’est installé à Rouen en 1802 puis en 1818 à Sainte Austreberthe où il a fondé sa manufacture d’horlogerie. Mais c’est Henry qui a révolutionné l’horlogerie d’église ou de clocher, mettant au point sa première horloge monumentale vers 1860, et obtenant par la suite de nombreux prix et médailles.

Henri a été avisé quelques semaines auparavant par une estafette impériale, qu’un émissaire du Tsar de toutes les Russies lui rendrait visite afin de voir fonctionner sa toute dernière horloge monumentale, dite « horloge à trois cordes, rouage à plat » dont il a récemment déposé les brevets, et que le Tsar souhaite implanter dans la Tour Spasskaïa au Kremlin ! C’est donc l’effervescence à la manufacture !

La confortable berline aux armes de la famille impériale et son escorte qui arrivent au cœur du village et font sensation, déclenchant aussitôt une affluence de curieux et badauds, tant il est rare que des visiteurs aussi prestigieux se rendent à « l’usine » comme on appelle la manufacture d’horlogerie Roy, où le maire qui en est aussi le propriétaire les accueille comme il sied à leur rang.

La princesse Nastya, la comtesse Dasha , Alexey Bogoliubov et sa suite sont accueillis par Henri Roy et l’un de ses fils, Auguste , beau jeune homme aux cheveux bruns, yeux noisettes pétillants, sourire enjôleur, mince et de belle prestance comme son père, ouvert et souriant, âgé de 23 ans. Ils sortent tous deux de la grande maison familiale sous un soleil normand éclatant accueillir leurs hôtes. Si les jeunes femmes ne maitrisent pas totalement la langue de Molière (les guerres napoléoniennes en sont la cause), le peintre Alexey Bogoliubov, ami d’Henri, leur sert d’interprète et le courant passe immédiatement entre les jeunes femmes et l’entrepreneur et son fils. La visite de l’usine, la passion du créateur et des horloges en fabrication les convainquent aussitôt que l’horloger normand est l’homme de la situation.

Conquise, la princesse mandatée par le Tsar, présente les plans d’implantation et les dimensions de la pendule du Kremlin, en précisant que les quatre immenses cadrans bleu nuit existants ne seront pas touchés par la rénovation. Elle pose aussi sur le grand bureau de chêne une lourde bourse remplie de francs or, une somme considérable qui doit couvrir l’ensemble des dépenses du projet, de la fabrication aux frais de voyage et d’installation de la nouvelle horloge. « Le Tsar ne saurait attendre » lui dit-elle en français !

Henri Roy, surpris, contemple la bourse éventrée… Il vient juste d’achever la fabrication d’une horloge monumentale, la plus grosse fabriquée à ce jour, mettant en œuvre son nouveau brevet et celle-ci fonctionne à merveille. Les dimensions en sont impressionnantes ! Elle pèse près de 25 tonnes, sur trois niveaux et ô miracle, elle est parfaitement adaptée au gabarit de la Tour Spasskaïa et aux quatre cadrans dont le diamètre atteint presque six mètres ! Il devait présenter l’horloge à l’évêque de Rouen, mais au fond, celui-ci peut bien attendre la suivante et Moscou vaut bien une messe!

Henri regarde la Princesse dans les yeux avec un sourire indéfinissable, hésitant encore à relever un tel pari, car c’est la première fois qu’une aussi importante commande lui parvient de l’étranger. Il dit alors tout de go « Princesse, affaire conclue ». L’euphorie est à son comble, et l’aventure peut vraiment commencer. On porte un toast à la vodka (bien sur) en l’honneur du marché conclu...

Henri Roy programme, planifie l’expédition, les désirs du Tsar étant des ordres, il n’y a pas de temps à perdre. Je vous passe les détails matériels et fastidieux de la mise en œuvre de l’expédition, démontage des principaux éléments de l’horloge, emballage dans des caisses de bois fabriquées sur mesure par le menuisier du village…

Le 28 juillet, enfin, tous les préparatifs dument accomplis, Henri Roy, son fils Auguste et son impressionnante escorte russe quittent la Normandie. La caravane est considérable et compte près de vingt voitures ou berlines hippomobiles destinées au transport des composants de la monumentale horloge et des équipes de montage. D’abord par la route jusqu’à Paris, le transport est ensuite aisé, puisque l’Orient Express, tout juste inauguré, permet fort heureusement à l’expédition de rejoindre sans encombres la capitale de l’Empire Russe.

L’arrivée à Moscou ne passe pas inaperçue, le convoi plus qu’exceptionnel pour l’époque arrive sur la Place Rouge le 29 septembre 1883, jour de la Saint Michel. Henri et Auguste Roy, très impressionnés, mais heureusement accompagnés des deux jeunes ambassadrices avec lesquelles les relations sont devenues très étroites durant le voyage, sont reçus comme des ambassadeurs plénipotentiaires par le Tsar Alexandre III en grand uniforme. La porte d’honneur de la Spasskaïa , habituellement réservée aux ambassadeurs et au passage de l’empereur leur a été spécialement ouverte pour célébrer les aventuriers des temps modernes qui vont installer dans la tour même, la plus célèbre de Moscou, la nouvelle horloge.

Il faut au préalable démonter l’ancienne horloge, vérifier la solidité des structures destinées à accueillir la nouvelle œuvre monumentale, je vous en passe et des meilleures… Bref, un bon mois de travail est nécessaire pour enfin pouvoir débuter l’installation de la nouvelle horloge. Travail d’horloger me direz-vous, méticuleux, précis, qui ne supporte pas l’à peu près... Néanmoins, le Tsar a mis à disposition des Roy l’équipe de « maintenance » du Kremlin, bien utile pour faciliter la manutention des lourds éléments de l’horloge et faciliter la vie des horlogers.

Le 24 décembre 1883, veille de notre Noël catholique, l’horloge est enfin opérationnelle, mais Henri préfère soigner les derniers réglages, le Tsar ayant décidé d’inaugurer officiellement l’horloge le 6 janvier 1884, lors de la grande veillée du Noël orthodoxe à la basilique Basile-le-Bienheureux, juste en face de la Tour.

Ce fameux soir de gloire pour nos horlogers arrive enfin… L’hymne tsariste retentit devant un parterre de diplomates et de dignitaires puis, les douze coups de minuit de l’horloge Henri Roy retentissent enfin dans le ciel moscovite étoilé. Le patriarche orthodoxe bénit ensuite l’ouvrage, avant que ne se dirige cette majestueuse assemblée vers la basilique où la veillée religieuse peut alors commencer.

La fête donnée par le Tsar au Palais du Kremlin restera gravée dans leurs mémoires et se prolonge jusqu’au matin. Français et russes célèbrent en liesse cet honneur fait à Henri Roy d’avoir fabriqué et installé la quatrième horloge de la Tour du Sauveur, horloge encore en fonctionnement aujourd’hui.

Après quelques jours de repos, les deux jeunes aristocrates russes, Nastya et Dasha, guident nos français dans une visite complète et féérique du Moscou impérial, souvenir gravé à jamais dans leur mémoire. Henri Roy, son fils et leur équipe repartiront quelques semaines plus tard vers la France et leur Normandie natale et vers de nouvelles aventures.

Dans les années suivantes et jusqu’à ce jour de 2011, beaucoup d’autres clochers seront équipés d’horloges signées Henri Roy ou H. Roy, à Sainte Austreberthe.

Le récit que vous venez de lire Chers Lecteurs, écrit en décembre 2011 pour le magazine en ligne sub-yu.fr et mis à jour en 2018 pour mon nouveau blog , est un « conte de Noël », une fantaisie où mythe et réalité cohabitent intimement, je vous l’avoue. Vous aurez reconnu assurément le Tsar Alexandre III , l’horloge du Kremlin , le peintre Alexey Bogoliubov, et peut-être les horlogers Henri et Auguste Roy…

La morale de ce conte ? J’ai un aveu à vous faire: je m’appelle Michel Fréret-Roy. Henri Roy, l’horloger de mon conte est mon trisaïeul, horloger hors pair, Auguste Roy est mon arrière grand-père et la manufacture Roy en Normandie existe bien depuis 1818. Anastasia Romasheva, Dashulya Nevostrueva ? Elles existent bien aussi. La première Nastya, est la délicieuse épouse de mon fils Olivier qui a étudié et travaillé pendant plusieurs années en Russie et la charmante Dasha, sa meilleure amie. Mais savez-vous, Cher Lecteur, que les cadrans et le mécanisme de l’horloge du Kremlin ne sont pas signés ? Rien ne les identifie… Si ce n'est sur la photo ci-dessous ! Rien ne prouve que l’horloge du Kremlin ait été fabriquée par la manufacture d’horlogerie Roy… Mais rien ne prouve non plus qu’elle ne l’ait point été… Alors, qui sait ? Si le conte est maître de tous les univers possibles, si l’imaginaire l’emporte, si les époques peuvent, avec bonheur, se mélanger intimement… Alors peut-être que tout cela est vrai ? Je m’en vais de ce pas, par l’entremise de mes deux délicieuses ambassadrices russes Nastya et Dasha, transmettre ce conte au Président russe Vladimir Poutine afin que soit enfin réhabilité l’esprit de l’horloge du Kremlin.

PS : En "cadeau", quelques photos des plus beaux bâtiments d'époque, intégrés à la forteresse du Kremlin ou voisins de l'horloge du kremlin, situés sur la Place Rouge, qui tient son nom, non pas de la révolution bolchévique mais de l'époque des tsars, la "Belle Place" ou "Place Rouge".

Le portrait d'Henri Roy est la photo d'un tableau d'époque.

Photos Michel Fréret-Roy, tous droits réservés

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